lundi 30 juin 2008

Tapis de feuilles.

Il parlait au médecin pénitentiaire depuis plus d'une heure : "Mais enfin, tout de même, vous avez fracassé le crâne de ce pauvre homme avec votre talon !", finit par crier le docteur, irrité par l’apathie de son patient. Le regard vide du patient mit fin à la consultation ; il fut renvoyé dans sa cellule. Les minutes qu’il passait à ruminer s’y faisaient désespérantes, si bien qu’il s’enfonça aussi confortablement qu’il le put dans son lit et finit par s’assoupir.

La haute coupole de platanes jaunissants, ajourée d’étroites percées lumineuses, s’élançait au-dessus de sa tête ; Paul se revoyait au milieu du bois où, enfant, il aimait se retrouver seul. Il baissait les yeux pour ne pas affronter les dards du soleil, marchant sur des sentiers qu’il recréait à chaque pas. Il s’arrêta soudain : une feuille, accrochée à la plus basse branche d’un platane, et honteuse d’avoir été surprise par le temps, résistait aux appels de la terre. Elle balançait entre le désir de vivre une saison nouvelle et palpitante, et l’envie de dormir sur le tapis de ses sœurs. « Pourquoi hésites-tu, feuille, il est si naturel que tu cèdes au destin, que tu libères l’arbre qui t’a produite du poids de ta vie, que je conçois mal une telle hésitation ? », lui demanda-t-il, étonné. « C’est que je n’ai pas choisi de naître feuille et que ce qu’on me demande, je ne peux le concéder. J’aurais voulu être pierre pour vivre mille ans ; et l’arbre que j’ai nourri n’ignore plus ma nature ».

Une voix sourde et désagréable résonnait au loin ; l’image de cet homme qui, la veille, dans le métro, l’avait insulté tandis qu’il n’avait voulu donner, désolé, une pièce qu’il n’avait pas, revint à Paul. D’habitude, il donnait, même quelques centimes ; il se disait qu’il ne referait pas le monde, mais qu’après tout, ces pièces seraient plus utiles dans la main d’un sans-abri. Il se reprochait une pensée qui rendait ces gens coupables de leur état : « Mais enfin, comment peut-on s’en sortir si mal dans la vie ? » Souvent, il se disait que le malheur pouvait s’acharner, que les gens sont parfois cruels, que nous ne sommes pas toujours prêts au bon moment… Le matin même, Paul s’était réveillé dans son lit, avait cherché une chaleur de la main, et avait rencontré l’affreuse vérité du néant.

« Sale pédale ! », ruminait-il. L’insulte, tant de fois entendue, ne le quittait plus. Il savait bien que ces mots n’étaient pas véritablement pleins de sens, mais il se reprochait de ne pas avoir réagi à temps. Les pensées les plus injustes lui venaient, « Sale clochard, saloperie de parasite ! » : nul doute qu’il eût déchaîné l’indignation de toute la rame du métro s’il avait osé prononcer de tels mots. Il ne les aurait pas dits de toute façon, même s’il espérait qu’ils eussent fait sentir l’iniquité de l’injure qu’il avait reçue.

Pourtant il s’était battu déjà : une fois assumées ses tendances, il ne supportait plus qu’on les lui reprochât. Même, il s’était impliqué pour soutenir ses semblables, sans que lui-même fût directement visé. Ses vigueurs militantes s’étaient peu à peu tues en lui ; il avait renoncé. Il encaissait désormais et passait, las de devoir se battre contre le monde entier ; il n’y avait plus guère qu’avec ses amis qu’il osait encore monter au créneau. Paul s’était rendu au bureau, prêt à affronter les blagues de ses collègues. Il y en avait toujours une ou deux dans la journée qui s’en prenaient aux gens comme lui, surtout aux hommes, avait-il remarqué. Il riait, jaune, mais riait. Trois ans auparavant, il s’était affiché ouvertement dans son précédent emploi : il n’ignorait pas que, parmi ses collègues et ses supérieurs hiérarchiques, plusieurs étaient comme lui. Cependant, il n’avait pas senti qu’il était mal vu de parler de ce genre de choses dans cette entreprise-là, que les clients n’étaient pas aussi ouverts d’esprit que cela, que même certains d’entre eux iraient à la concurrence. On ne l’avait pas renvoyé ; on lui avait seulement expliqué que si on peut sortir du placard, on peut aussi y retourner. Et il était parti.

Paul, depuis, relevait ce qu’il appelait les « signes du rejet social» : il était de plus en plus persuadé que les homosexuels seraient à nouveau victimes d’une persécution massive de la société, comme cela avait été le cas juste après « les années folles » en Europe. Il guettait particulièrement les discrètes mesures gouvernementales qui visaient à étiqueter sa minorité et à l’isoler. Certains projets d’inscrire aux renseignements d’un plaignant son homosexualité, révélée lors d’une déposition au poste de Police, ou d’enquêter sur l’impact de l’homoparentalité sur l’éducation des enfants l’inquiétaient particulièrement : « Mais enfin, Hitler avait bien commencé par différencier et par lister les Juifs et les Homosexuels pour optimiser ses futures persécutions ! » Il redoutait que la France glissât vers de telles rengaines.

La journée au bureau n’avait pas été si mauvaise : il avait reçu un gros client dont l’assistant, timidement, avait osé un sourire dans le dos de son chef. Paul n’avait pas répondu à ce sourire, de peur de se compromettre, son regard trahissant néanmoins son désir à plusieurs reprises. Il avait bien vu qu’à la fin de l’entretien, le petit assistant attendait un signe de sa part, mais non, il s’y était refusé. Il ne mettrait plus en danger sa carrière pour un garçon qui le quitterait, de toute façon, au mieux quelques mois plus tard. Cette petite lueur lui avait toutefois fait plaisir. Le temps s’était écoulé plus vite, et Paul était parti du bureau satisfait de son nouveau contrat.

Le soir, il avait un dîner ; c’était l’anniversaire d’Anna, sa meilleure amie. Il la connaissait depuis une douzaine d’années et elle avait été la première à apprendre la nouvelle. Paul s’était trouvé seul au repas face à deux couples. La discussion fut d’abord très civilisée ; on ne parla ni politique, ni argent. Cette politesse, il la respectait, même si elle l’ennuyait sérieusement. Anna lança la première le pavé dans la mare : elle s’était promenée avec son mari, le dimanche précédent, dans un drôle de quartier tout de même. Elle savait bien qu’en faisant cela, elle forcerait les convives à sortir de leurs gonds. « Perfide Anna, elle sait bien que je vais réagir si quelqu’un dit un mot de travers. », se disait Paul. Le mari d’Anna commença : « Je me demande si tous ces homos du milieu ne vont pas un peu trop loin en s’affichant aussi ouvertement dans les lieux publics. » Le pavé était de taille, en effet.

- Ah, cela te choque ? Où est le problème, d’après toi ? demanda Paul.

- C’est-à-dire…la société vous a accordé beaucoup de droits depuis quelques années, et vous réclamez toujours plus, affirma le mari d’Anna.

- Accordé ? C’est curieux, j’avais l’impression que ces droits étaient le fruit d’une lutte acharnée contre la société. Nous ne réclamons qu’une chose, c’est qu’on ne nous traite pas comme des citoyens à part.

- Tu vois bien, vous êtes paranoïaques, vous pensez que la société vous veut toujours du mal. Il suffirait de ne pas autant vous afficher pour qu’on vous laisse plus tranquilles, non ?

Paul n’eut pas le temps de répliquer car, parmi l’autre couple, la femme prit la parole :

- Paul, nous sommes tous d’accord ici pour dire que la société vous doit le respect, car vous l’avez durement gagné. Nous t’aimons tous ici et nous t’avons accepté comme tu es. Il n’en demeure pas moins que l’homosexualité n’est pas une pratique naturelle. Nos instincts nous imposent tout de même d’aller vers le sexe opposé pour nous reproduire, non ? Qu’adviendrait-il d’une société tournée vers son propre plaisir et non vers ses nécessités premières ? En revanche, il n’en reste pas moins que la société a le devoir de tolérer ses minorités.

- Je te remercie de ta tolérance, ironisa Paul, et j’entends là des arguments ancestraux. Savez-vous que dans la nature, puisqu’il est question de cela, plusieurs animaux connaissent ce phénomène ? Pour moi, ce n’est pas la société qui génère l’homosexualité : la société s’affaire seulement à la réprimer. Et quand je dis société, je devrais préciser que je parle d’une société où pèsent les valeurs des religions qui encouragent l’expansion démographique et qui, de fait, ne peuvent accepter les comportements stériles. Vous autres, si laïcs soyez-vous, colportez des stéréotypes vieux de plusieurs millénaires. Ainsi, condamnez-vous un couple sans enfants sous prétexte que cela n’est pas naturel ? Non, ce qui vous gêne quand vous voyez un homosexuel, quelque sympathie que vous ressentiez pour lui, c’est l’image qu’il vous renvoie de vous-même. De quoi avez-vous peur, au fond ? Qu’on vous force à être homosexuels ? Toi, tu as peur d’être violée par une femme ? Votre violence est à la mesure de votre conformisme : c’est de cela dont nous avons assez. Nous en avons assez de vos arguments sur la nature, assez de vos pseudo-théories psychiatriques, assez de vos stéréotypes de la « Cage aux Folles ». Nous n’en pouvons plus d’être tolérés par vous, car nous ne sommes pas une minorité. Nous sommes parmi vous comme vous êtes parmi nous. Cessez donc de nous tolérer et nous arrêterons de nous pavaner dans les rues. Vous savez ce qui me fait le plus mal : ce ne sont pas tant les insultes – on dira qu’elles proviennent le plus souvent d’idiots, mais qui ont au moins le courage de leur bêtise – non, ce sont, bien plus, ces discours en apparence bienveillants à notre égard, et qui cachent des pensées immondes.

- Paul, ne t’énerve pas comme ça, voyons ! On te dit seulement qu’on ne peut pas mettre sur le même plan d’égalité l’homosexualité et l’hétérosexualité, qui reste une sorte de norme. Même les psychologues admettent que c’est une sorte de déviance, nous n’inventons rien, Paul !

Les convives persistaient dans leur conviction, et ce fut un regard furieux de Paul qui mit fin à la discussion. La lutte était loin d’être terminée. Froissés des deux côtés, on s’empressa de changer de sujet. L’assemblée parla amour. Paul détestait qu’on parlât d’amour. Ce mot lui était devenu si étranger, ces dernières années, qu’il avait du mal à suivre ce genre de discussion. Les victoires s’étaient défaites, lentement, et il n’arrivait plus à aimer. Il s’imaginait, aux prises avec ses contradictions, que deux hommes ne sont pas faits pour vivre ensemble, qu’ils sont trop égoïstes, que c’est comme tenter de forcer l’huile et l’eau à se joindre, qu’on a beau mélanger de toutes ses forces, elles finissent toujours par se séparer. Paul prétexta un mal de tête pour remercier Anna. Il habitait non loin de là et avait décidé de rentrer à pieds ; le métro, il avait eu sa dose, la veille.

Paul marchait, lentement, sur la chaussée d’une avenue haussmannienne. Il était déjà tard, les réverbères diffusaient une lumière pâle et les ombres se confondaient au sol. Il réfléchissait à ce qui avait été dit, pensait qu’il avait peut-être tort de vouloir passer inaperçu, mais qu’enfin il n’avait plus l’âge de lutter, que ce qu’il avait lui suffisait. C’était l’automne et les passants n’étaient pas légion dans ce quartier huppé de la capitale. Paul flânait, rien ne l’attendait chez lui. « Si j’avais été hétéro, tout aurait été plus simple, se répétait-il, je serais sans doute marié aujourd’hui, j’aurais des enfants. Tout le monde serait fier de moi, et on me ficherait la paix ».

Tandis que Paul avançait, les quelques regards qu’il croisait devenaient insistants. Mais qu’avaient-ils, ceux-là, à le dévisager comme ça ? Perdu dans ses réflexions, il rencontra une bande de jeunes, visiblement d’une banlieue proche ; ils se mirent à rire lorsque l’un d’entre eux regarda Paul de la tête aux pieds. Les idées s’embrouillaient : ses amis lui avaient échauffé l’esprit et il ressassait des idées de complot. Il continua sa route, espérant qu’elle lui fût dégagée entièrement. Sans vraiment en cerner la raison, il sentait monter en lui l’adrénaline, bouillait du tumulte de ses idées.

Paul était arrivé dans sa rue. Il était minuit moins le quart, une ombre mollement remuait, étalée dans le renfoncement d’une vitrine. Le visage de Paul clignotait de rouge et de noir, reflétant les néons de la devanture : il s’approcha de l’ombre, qui dormait sur un épais tapis de feuilles mortes, et d’où une face fit irruption au bruit de ses pas. Ce visage, Paul le reconnut aussitôt : c’était celui de l’insulte qu’il ne pouvait plus affronter. La masse grommela de vagues paroles. Paul, dont le visage s’était pétrifié, avança lentement, leva le pied droit et, de tout son poids, fit craquer les feuilles mortes.

3 commentaires:

MJK a dit…

Enfin, j'ai lu ton texte avec toutes les lettres... L'idée d'avoir pu faire preuve un jour de cette fausse bienveillance, que tu évoques parfaitement, me glace. Je ne crois pas mais... Si cela m'arrivait, je t'autorise à m'engueuler vertement.Bonnes vacances. MJ

CJ a dit…

Mon message d'origine a été effacé!
En substance, je disais que sur le plan littéraire, j'ai adoré la structure narrative mais j'ai trouvé les passages argumentatifs, un peu trop clairement argu... J'imagine que la contrainte du nb de mots y est pour bcp.
Sur le plan thématique, cela ne fait pas vraiment du bien! Quelle horreur de faire preuve de cette fausse bienveillance alors que tu sais bien que c'est parfaitement naturel, ancestral donc absolument pas dangereux pour l'espèce humaine- si seulement cela permettait de diminuer la naissance des cons (idiots évidemment pas sexes féminins!), pourtant quand tu expliques à tes enfants que certains préfèrent les hommes et évidemment que certaines femmes..., tu prends toutefois des pincettes en précisant que ce n'est pas le plus fréquent... Tu m'en veux?
Félicitations, continue, je te lirai avec plaisir.
Bonnes vacances. Bises Cécile.

Toto a dit…

difficile de commenter une oeuvre personnelle... C'est en tout cas de mon modeste jugement, bien écrit, et l'histoire est forte... cet extrême qui s'approche du quotidien que nous vivons tous... cette idée que la ligne est vite franchie. Ce texte est très dérangeant, il met mal à l'aise.